Interview sur Article 15

ALIEDDINE ABDELKHALEK ET STEVEN JEAN MBIKAYIKADIMA

Bonjour ! Pouvez-vous vous présenter en quelques mots et nous raconter d’où vous est venue l’idée de créer la marque de vê-tement Article 15 ; et de quoi elle parle ?

Ali : Hello, moi je m’appelle Ali-Eddine Abdelkhalek, je suis designer, artiste et j’enseigne à l’ECAL et à l’Eracom. Après ma formation à l’ECAL et l’obtention de mon bachelor en media & interaction, j’ai travaillé 3 ans à la Cinémathèque Suisse en tant que graphiste. Après cela, j’ai quitté ce poste de salarié pour me déve-lopper en tant que designer indépendant et depuis décembre 2015 je travaille avec un collectif, nommé EUROSTANDARD, sur des projets de communication visuelle principalement axés dans le domaine culturel. J’ai commencé à donner des cours à l’ECAL et à l’ERACOM en 2018. J’ai déjà eu un projet de vêtement précédent, 823, avec d’autres amis et Steven qui, je pense, pourra mieux introduire l’idée d’Ar-ticle 15 en se présentant.

Steven : Salut, je m’appelle Steven Jean Mbikayi-Kadima. Je suis né en 1987 à Lau-sanne, j’ai fait tout mon parcours scolaire et académique en Suisse. J’ai une forma-tion en économie politique HEC Lausanne et un Master en innovation intégrée qui s’appelle INNOKICK. Je suis veilleur de nuit dans un foyer d’urgence pour ado et je fais d’autres petits jobs alimentaires. Ce qui me laisse le temps et la liberté de dé-velopper mes idées et projets. Je suis éga-lement membre d’une association créée récemment qui s’appelle Safro (synergies afro).

Article 15 est une initiative principa-lement vestimentaire dans le but de valoriser nos identités et renouer avec nos cultures africaines. Article 15 c’est une locution employée en RDC qui signifie « débrouillez-vous ». On se l’est réap-propriée et l’avons changé en “débrouil-lons-nous, ensemble”. D’ailleurs, on a écrit un petit manifeste qui est dispo sur nos ré-seaux sociaux. Ali et moi avons depuis un certain temps un intérêt particulier pour la mode, pas forcément la haute couture ou celle des défilés mais plutôt celle de la rue. Je dirais que Article 15 c’est plus un outil pour véhiculer un message et des valeurs. Notre projet, très grossièrement contient deux aspects: le premier est de réagir à la condition des personnes racisées ici en Europe. Ces dernières années, on remarque un éveil par rapport aux discriminations, aux traitements iné-galitaires qu’on su-bit et les stéréo-types qui nous collent à la peau. Aussi, on aimerait aller à contre-courant des mouve-ments d’assi-milation où on efface petit à petit nos cultures et notre identité, c’est pour ça que l’on parle de réappro-priation culturelle et identitaire. Avec ce projet on souhaite valoriser nos identités et aussi échanger autour d’expériences sociales communes.

Ali : Cet effacement-là, on a peut-être inconsciemment essayé de le faire au travers de nos parcours académiques, des différentes formations qu’on a entreprises, de rencontres ou encore d’autres choix qui se sont présentés à nous.

Steven : Oui, c’est ça ! Pour le second aspect, je dirai qu’il a un lien plus direct avec l’Afrique et une volonté d’être un lien entre la diaspora et l’Afrique. C’est là qu’intervient la notion de panafricanisme. On envisage le panafricanisme en plusieurs mouvements qui peuvent se superposer. Dans un premier temps on aimerait explorer la possibilité d’unité culturelle africaine ou en tout cas d’un état d’esprit commun. Ça nous ramène ensuite à la dimension économique du panafricanisme qui est cruciale, parce que c’est une arme, une manière de se renforcer contre les forces exogènes qui nous empêchent de mettre en place un développement adapté à nos réalités et cultures. Vu qu’Ali est Algérien/Suisse né en Suisse et moi Congolais/Espagnol né en Suisse, on trouvait ça opportun d’exploiter notre amitié pour lier deux parties de l’Afrique qui sont souvent perçues comme opposées ou antagonistes.

Ali : C’est aussi deux pays qui sont des acteurs importants à l’échelle mondiale. Que ce soit d’un point de vue économique avec les matières premières que ces pays exportent, de leur culture ou encore au niveau de leur nature avec le Sahara en Algérie et la forêt du bassin du Congo. Ces deux pays se retrouvent dans des situations pas possibles parce qu’ils ont été pillés, volés et objets de stigmates et cette réflexion peut s’étendre à l’ensemble des pays du continent africain.

 

 

Pourquoi avoir choisir le vête-ment pour faire véhiculer votre message ? Sur certains de vos pulls, on peut apercevoir comme un jeu de détournement de la culture occidentale avec l’emploi du graphisme Western Union transformé en African Union, pro-cédé qui fait allusion au travail du photographe Hassan Hajjaj sur sa volonté de communiquer avec le public à travers les marques et l’image. Vous faites également ressortir dans votre réflexion des éléments qui sont liés au mouve-ment de la SAPE qui se veut à la fois être un acte de résistance an-ti-coloniale et de réappropriation 25des codes occidentaux et un acte fédération/solidarité communau-taire. En clair, êtes-vous d’accord avec l’idée d’Alain Mabanckou selon la-quelle il y a une reprise du pouvoir de l’exhibition du corps chez l’Afri-cain, à défaut de posséder un pou-voir économique et politique ?

Steven : D’abord, pour ce qui est de l’association entre le vêtement et la contestation, c’est drôle parce que lors-qu’on était à la recherche d’un nom pour notre marque, on avait hésité avec le nom abacost, ces costumes à manches courtes qui ne sont pas vraiment des costumes. Abacost ça signifie « à bat le costume », donc symboliquement c’est un élément de contestation hyper fort ! Le vêtement c’est aussi le reflet de nos identités et person-nalités, je crois.

Ali : On parlait d’image juste avant, et c’est une image extrêmement forte c’est vrai parce qu’historiquement, tu peux prendre plein de figures par exemple Ghandi habillé avec de simples tissus enroulés, qui d’ailleurs était aussi une ma-nière d’exprimer son rejet du colonialisme anglais, ou les uniformes militaire, pour prendre une autre extrême, ça marque. Et ce sont aussi des éléments qui sont repris dans les cultures populaires, dans l’imagi-naire collectif. Ça a beaucoup d’impact en fait. Quand on pense à Che Guevara, on a tous en tête son visage coiffé d’un béret. Les vêtements sont des signes d’identifi-cation et d’appartenance, ils peuvent être des symboles forts.

Steven : Aussi, on parlait tout à l’heure d’assimilation. Je pense que l’on peut reconnaître une personne assimilée cultu-rellement lorsqu’elle rejette sa culture et traditions et ça passe aussi par le style vestimentaire d’une certaine manière. Inversement, je pense que ce n’est pas forcément sain de nier nos appartenances européennes. D’ailleurs, il y a effective-ment un détournement de la culture occidentale dans ce que l’on fait mais aussi un détour-nement des codes africains. Par exemple on ne va pas reprendre le design d’un boubou ou d’une djellaba classique tel quel, on va essayer d’y ajouter des éléments plus street avec un design plus contemporain. En fait, on essaie simplement de créer des vête-ments qu’on a envie de porter.

Ali : C’est aussi des vêtements qui sont le reflet de nos identités multiples. Même si on a échappé à cette assimilation culturelle, on a quand même grandi ici. Donc c’est impossible que ça n’ait pas affecté nos codes et nos goûts ! C’est plus intéressant de trouver un “twist”, genre faire une djellaba avec du jeans ou un autre matériau qui est plus commun dans l’industrie textile eurocentrée ou occidentale.

Steven : On se rend bien compte qu’on n’est pas uniquement européens, ou uniquement africains non plus, on est les deux et c’est ça qu’on veut célé-brer ! Dans certaines situations, on a l’impression d’être aucun des deux, et c’est à ce moment là que ça devient pro-blématique, qu’on se perd et que ça peut donner lieu à des crises identitaires. On pense que nier cette double appartenance ça ne peut pas mener à des situations po-sitives ni pour les sociétés européennes ni pour l’image de l’Afrique dans le monde. On prend sérieusement en compte nos réalités de territoire parce que finalement, on vit ici.

Ok, on est quand même d’ac-cord qu’il y a une dimension es-thétique dans votre projet ?

Ali : On a quand même l’héritage de nos cultures africaines respectives. Moi, on m’a toujours offert des djellaba quand j’étais petit même en grandissant. Je vais quand même régulièrement visiter l’Algérie, Steven aussi pour le Congo. En grandis-sant, c’est des images que tu gardes et qui marquent.

Steven : Il y a clairement une dimen-sion esthétique mais on est pas dans une recherche d’esthétismes élitistes. On essaie de garder une dimension populaire dans nos créations. Par exemple, pour notre chemise boubou, on a cherché un matériau solide, on a ajouté des poches, on fait tout pour que l’habit soit fonctionnel, tout terrain. Il faut que tu puisses le porter tous les jours pour affirmer ton identité comme tu le souhaites, et non le porter seulement à certaines oc-casions. On devrait pouvoir s’habiller comme on veut sans craindre les commen-taires de racisme ordinaire.

Ali : Et pour l’aspect élitiste, on veut aussi que ce soit abordable financiè-rement, on veut être juste dans les prix qu’on fait.

Steven : En Suisse on est quand même très privilégié économiquement même si nous personnellement on se situe dans des couches sociales populaires. On fait pas ça parce qu’on est dans le besoin et encore moins parce qu’on a envie de s’enrichir. Je pense que ça se ressent dans notre manière de communiquer et nos prix. C’est important de penser à notre public cible. Est-ce qu’on veut vendre des vêtements hype à 300.- ? Qui sont les per-sonnes qui peuvent se le permettre? Notre projet reste inclusif. On essaie de faire en sorte qu’il n’y ait pas de dissonance entre nos valeurs, notre message et ce qu’on fait concrètement.

Donc, pour résumer : votre marque a vocation à toujours évoluer et vous n’êtes pas dans quelque chose de figé, c’est ça ?

Steven : C’est totalement ça, on veut quelque chose qui soit organique et qui évolue ! Ce qui nous tient hyper à cœur là dedans, c’est de ne pas avoir une position hiérarchique avec le public. On va pas arriver avec des propositions figées et im-poser des idéologies. On apprend tous les jours et c’est pour ça aussi qu’on a envie d’établir des dialogues. Finalement, dans ce processus on a besoin des autres, d’ex-périences différentes des nôtres et qu’on nous apprenne des choses. On aimerait mettre à disposition nos privilèges pour exposer nos points de vue mais le plus im-portant dans tout ça c’est d’avoir l’oppor-tunité de recevoir des autres et évoluer pas forcément de la même manière mais ensemble en tout cas.

Ali : On n’est pas fermé à faire que du vêtement. On pense que c’est un concept essentiel qui reflète très bien cette dé-marche de déconstruction et reconstruc-tion identitaire. Mais on n’est pas fermé à l’idée de faire d’autre choses, par exemple de reprendre un artisanat ou un type d’objet qu’on a trop kiffé et d’en faire une chaise qui montrerait une manière de s’as-seoir typiquement traditionnel par rapport à un pays africain.

Aujourd’hui, quel rapport avez-vous avec vos pays d’origine res-pectifs ?

Ali : Mon pays d’origine c’est l’Algérie, je viens de Oran, une ville portuaire qui se situe plus du côté du Maroc. En moyenne, j’y vais deux fois par an. Je dirai que ça fait depuis 2-3 ans que j’arrive à y aller à cette fréquence là. Avant, c’était juste une fois par année. Depuis ces cinq dernières, il y a un besoin d’y aller beaucoup plus fort qui s’est développé en moi. Je ne sais pas à quoi c’est dû, peut-être un ras le bol d’ici (rire), mais en tout cas je suis très attaché à ma famille et à aller les visiter. J’ai remar-qué aussi que d’y aller plus régulièrement à transformer ma relation avec eux. C’est devenu une vraie relation. Avec le recul, quand j’étais plus jeune, j’avais l’impres-sion d’aller en tant que le fils de mon père, l’enfant d’Europe quoi. Maintenant, je suis vraiment accepté comme un membre de la famille à part entière et la relation est beaucoup plus belle. Je suis plus impli-qué, par exemple je vais travailler à la pizzeria de mon cousin, monter une caisse électronique pour le son magasin, faire la mise en page d’un travail scolaire pour ma cousine, etc.... Je crois que ça a changé la perception qu’ils avaient de moi, des fois ils pensaient que je ne voulais pas faire les mêmes chose qu’eux parce que je viens d’Europe. Du coup, ça élargit plus ton spectre, tu te dis plus facilement que tu pourrais revenir vivre là-bas et mieux ap-prendre la langue. Moi, je fais du skate par exemple, je rêverais de construire un ska-tepark do-it-yourself en Algérie ! C’est une activité, un jeu tu peux l’aborder comme tu veux et ça crée des synergies !Un autre aspect qui me semble important de relever c’est que les va-cances au pays, surtout quand tu es petit, ce n’est pas vraiment des vacances, je n’ai l’ai pas vécu comme du tourisme. Lors-qu’on va là bas, on va passer un moment avec la famille, s’immerger dans cette partie de notre identité. D’où l’intérêt d’y aller fréquemment pour ne pas oublier et perdre le lien avec ce que je suis.Le fait que ma mère suisse se soit convertie à l’islam et qu’elle ait totalement embrassé la culture de mon père a aussi beaucoup facilité les choses.

Steven : Un de mes deux pays d’origine c’est le Congo. Je dirais que j’ai un amour un peu irrationnel pour mon pays parce que je n’y suis pas allé très souvent, mais à chaque fois ça a été des expériences hyper fortes. J’ai aussi eu la chance d’avoir grandi dans une com-munauté congolaise ici à Lau-sanne, du coup il y a plein de mes amis issus de cette communauté que j’appelle cousin.e.s. Ca m’a permis d’avoir un point d’ancrage et garder un pied dans ma culture. Cet amour s’est vraiment concré-tisé ces dernières années. Surtout l’an-née dernière durant laquelle j’ai noué un véritable lien avec ma famille qui, comme Ali le disait, m’a permis d’être considéré comme un membre de la famille à part entière et non une pièce rapportée à mon père. Cet amour là, je l’ai finalement dé-veloppé à travers ma famille parce qu’elle me donne tellement de love ! C’est au sein de ma famille que je me sens Congolais parce que lorsqu’on te traite de mundele dans la street c’est peut-être pas le mo-ment où tu te sens le plus accepté (rire), même si je comprends totalement cette réaction. Ces dernières années, j’ai de plus en plus envie d’y faire des choses concrètes, j’ai des vrais projets pour là-bas. Et pour être honnête, ce pays est un peu un fantasme pour moi parce que j’aimerais tellement essayer d’aller y vivre, alors qu’il y a une autre partie de moi qui me dit que je suis tellement habitué à la vie d’ici que je ne pourrais pas le faire. Il y a réellement cette volonté de me retrouver moi-même et ça passe aussi par le territoire et par la réalité vécue sur place. Et surtout de contribuer à l’amélioration de la condition de ces gens là, mes gens. Mes projets portent principalement sur l’auto-suffi-sance alimentaire, la couture en créant des ateliers là-bas en y intégrant une dimen-sion d’insertion sociale. J’ai aussi le rêve de créer un centre d’art-martiaux mixtes à Kin. Par rapport aux valeurs panafricaines qu’on prône, je pense aussi qu’il va arri-ver un moment où on devra parler de la condition des Noirs au Maghreb. Aussi, il est important de préciser que lorsqu’on est dans une démarche qui dénonce les rapports de domination et d’oppression, automatiquement on est sensibilisés à tout type d’oppression qu’il soit de genre, de validité, d’orientation sexuelle, en autres. Même si ça n’est pas le centre de notre message, on y pense dans tout ce qu’on entreprend.

 

Est-ce que toute cette bonne volonté ne nous empêcherait-elle pas d’accéder à un niveau de vie supérieur ou simplement aspirer à plus sur le plan économique et social ?

Steven : Cet aspect rejoint complète-ment l’idée qu’on a du fonctionnement du système économique et social global avec lequel on n’est pas du tout en accord.

Ali : Ou plutôt un système qui veut pas de nous (rire).

Steven : Et justement notre objectif c’est pas forcément d’accéder à un niveau économique et social supérieur, c’est repenser nos systèmes dans le but de rééquilibrer les disparités sociales. C’est important de réfléchir à notre manière de produire et de consommer. La mobilité sociale est intéressante uniquement si elle n’est plus ancrée dans des rapports so-ciaux de race et de tout autre catégorisa-tion historiquement dominée. On est aussi à la recherche de production africaine. Deux de nos pièces sont fabriquées en Tunisie, à Tunis dans un atelier. On aime-rait vraiment qu’une partie de la plus-value soit captée en Afrique parce que c’est là bas que le vrai développement économiser pour essayer de mettre en lien ces deux cultures de manière horizontale.

Est-ce que votre quête identi-taire vous inspire pour créer ?

Steven : Oui c’est même l’un de nos moteurs principaux de créativité! On s’inspire beaucoup au travers d’illustra-tions, de photographies, de bouquins, de films, reportages, comptes IG, etc.. Moi, par exemple, quand j’étais à Kin, rien que d’observer la manière dont les gens s’ha-billent dans la rue, ça m’a inspiré à fond ! Et tu te dis, pourquoi pas reprendre des esthétiques peu valorisées, du fait qu’elles émanent des couches sociales défavori-sées et les mettre en lumière.

Ali : Ca peut partir autant de textes, de souvenirs que de vêtement déjà existants.

Steven : Tout ça s’inscrit dans un proces-sus de déconstruction et de reconstruc-tion.

 

Que manque-t-il, selon vous, à la diaspora africaine de Suisse romande ? Que peut apporter Article 15 ?

Steven : L’unité, l’unité !! Se soutenir c’est ça qui nous manque ! Les synergies, se mettre ensemble pour atteindre un objectif commun ! Sans vouloir nous dépeindre comme des idéalistes naïfs, je pense qu’on essaie de faire un truc qui va au-delà de nos propres intérêts. Un des alinéas de l’article 15 qu’on a inventé le spécifie assez bien : “dans cette dé-marche panafricaine, les intérêts collectifs passent avant les intérêts individuels” (c.f. @articel15). Et je pense que c’est ça qui manque, cet esprit de solidarité, vraiment !

Ali : Et puis, je pense aussi que le projet peut concrètement apporter une certaine sensibilité à ces questions de réappro-priation et de reconstruction identitaire parce qu’il y a beaucoup de gens de nos communautés, je parle pour la Suisse, qui sont stressés par une routine “sociale” dif-ficile qui ne leur permet pas de trouver du temps pour s’intéresser à ces questions.

Steven : Je suis tout à fait d’accord avec ça mais à l’inverse aussi, il y a des gens qui prennent consciences de ces notions là et qui s’enferment ensuite dans des idéolo-gies essentialistes qui alimentent la haine de l’autre plutôt que l’amour de soi. Frantz Fanon écrivait que “le Noir qui veut blan-chir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc” parce que dans les deux cas, tu vis à travers le regard de l’autre. Nous, c’est vraiment ce qu’on essaie d’éviter et c’est aussi ce qu’on a écrit dans notre manifeste : on veut se reconsti-tuer comme notre propre centre de gra-vité. On veut sortir de la marge en créant une nouvelle page. Sans marges. Pour qu’on ait un dialogue d’égal à égal avec les autres communautés, il faut d’abord qu’on puisse se construire en tant que telle en mettant en avant cette fierté là. Et je trouve dommage lorsqu’on qualifie ce genre d’initiative de communautariste en essayant de discréditer alors que l’objectif c’est le dialogue égalitaire et le partage.

Et vous pensez qu’en Suisse c’est plus difficile qu’ailleurs ?

Steven : Je ne dirais pas que c’est plus difficile, mais en Suisse même en étant issu de classe populaire on a quand même un confort qui nous endort un peu. On vit pas les mêmes difficultés qu’en France par exemple au niveau des violences policières même si on est beaucoup plus susceptibles de se faire contrôler, humi-lier ou tuer comme c’était le cas de Mike et d’autres (que la terre leur soit légère). Les oppressions sont quand même moins flagrantes que dans d’autres pays. Et peut-être que ça se ressent dans l’intensité des projets là bas où on voit des gens beau-coup plus engagés, plus catégoriques. Nous on a ce privilège de pouvoir être posés et réfléchir à ça. Par contre, le désa-vantage de notre situation qui est un peu neutralisée, c’est qu’elle peut aussi nous décrédibiliser. Cette espèce de relativisme qui nous dit que finalement « on est pas trop mal » et qu’on n’a « pas besoin de râler », alors qu’en France ce serait plus légitime. C’est un double niveau avec le-quel il va falloir jouer, mais je ne dirais pas que c’est plus facile ou plus compliqué. Je pense qu’il y a un réel intérêt à abor-der notre condition de manière globale et s’inspirer d’autre pays tout en tenant compte des caractéristiques spécifiques à notre petit pays.

Ali : La perception des Suisses par rapport à ce type de projet est différente aussi, j’ai l’impression. Il y a moins de gens en Suisse, les communautés sont moins grandes, du coup ces problèmes de violence et de discrimination que tu peux avoir en France et que tu retrouves aussi ici sont moindres. Comme il y en a moins, les communautés ici qui ne sont pas majoritaires les voient moins passer et les autres habitants qui ne sont pas issus de ces communautés là ne sont pas sen-sibles à ça. Pourtant en termes de chiffres, si je ne me trompe pas, il y a eu en deux ou trois ans, 3 ou 4 décès de personnes noires au nom de la police. En comparai-son avec le ratio du nombre d’habitants suisses, c’est énorme !

Steven : Et aussi le fait que la Suisse n’ait pas un passé colonial direct rend nos revendications moins légitimes même si la Suisse a été impliquée de plein d’autres manières. Et de toute façon, on a des expériences communes avec des pays comme la France en termes de rapports sociaux inégalitaires basés sur la race.

Ali : Et pour moi le projet en soi n’est pas géographiquement lié à la Suisse, mais à nos identités et nos personnes propres en tant que créateurs de ce projet. Donc, intrinsèquement, les histoires colo-niales du Congo et de l’Algérie sont aussi liées à nos identités, même si on est métis. L’argument de l’inexistence de l’histoire coloniale suisse, en plus d’être erroné (Da-vid de Pury, le “bienfaiteur” de Neuchâtel par exemple), n’est pas recevable pour moi.

Steven : T’as totalement raison, rien que le fait d’utiliser le panafricanisme comme un vecteur de regroupement, ça nous sort automatiquement du contexte suisse. On œuvre depuis la Suisse pour l’instant donc il faut quand même penser à la question de territoire, mais nos ambitions sont bien plus larges.

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